Notre revue de presse s’arrête sur une enquête réalisée par Jean-Jacques Franck (LesEchos.fr – 06.04.2018 – LIEN DE L’ARTICLE) sur la pauvreté en Suisse – son enquête participe à lever un tabou que la classe au pouvoir tente de cacher : il n’y a pas de « miracle suisse », la pauvreté existe bel et bien dans ce pays et elle frappe de plus en plus fort nos travailleurs!
La Confédération helvétique, l’un des pays les plus riches du monde, a pourtant plus de 20 % de sa population qui ne peut pas faire face à un imprévu. Enquête sur un tabou en passe d’être levé.
Juliette et Pierre passaient de bonnes vacances quand le drame a frappé : Pierre est décédé, entraînant la famille dans le cercle vicieux de la précarisation. Sans réserves financières, devant assurer le coût de l’enterrement, ses enfants s’étant vu refuser une bourse pour leurs études, Juliette n’a pas été en mesure de payer son loyer. La menace d’expulsion est rapidement tombée dans sa boîte aux lettres. Et Juliette a dû frapper à la porte de l’association caritative Caritas. Laurence habite Neuchâtel. Pendant longtemps, la vie pour elle « n’était qu’insouciance financière, Mercedes et Louis Vuitton ». Perte d’emploi, chômage, fin de droits… Aujourd’hui, cette femme digne doit vivre avec 2.000 francs par mois, dans un pays où le coût de la vie compte parmi les plus élevés au monde, et où le salaire minimum légal tourne autour de 4.000 francs bruts par mois (3.400 euros) pour 42 heures hebdomadaires.
En Suisse, le salaire médian brut était en 2014 de 6.427 francs (5.487 euros) : 5.907,00 francs pour les femmes, 6.751 pour les hommes. Selon le site Numbeo.com, l’indice de coût de la vie est de 131,39 en Suisse, contre 83,86 en France. Un petit tour du côté d’un supermarché donne aussi le tournis. A la Coop, l’une des principales chaînes suisses, un kilo d’entrecôte de boeuf coûte 74,50 francs, une baguette 2,80 francs, un litre de lait 2,30 francs, six oeufs bio 4,95 francs. En pharmacie, un tube de 60 g de gel Voltaren se vend 13,50 francs. Les médicaments dans ce pays qui abrite plusieurs géants de la pharma coûtent le double voire le triple qu’en France.
Les poursuites s’accumulent, Laurence est en faillite personnelle. A soixante et un ans, elle attend de pouvoir enfin toucher sa retraite « pour que ça aille mieux et que je puisse enfin quitter ce statut d’exilée de la vie sociale ». A vingt-cinq ans, Noémie est maman de deux petites filles de cinq ans et de quatre mois. Elle travaille dans l’industrie laitière. Son compagnon est boulanger. A deux, ils touchent un revenu de 7.000 francs net. Loyer, primes d’assurance-santé, impôts, frais de transport, etc. : à la fin du mois, il ne leur reste plus rien. « On ne se voit pas pauvres, mais on ne gagne pas assez pour vivre dans un pays de riches », dit-elle.
Hubert est un père divorcé, chau!eur municipal près de Vevey, l’une des villes de la Riviera suisse, en bord du Léman. Il gagne 5.100 francs net. Une fois payé sa pension alimentaire et toutes ses charges, il fait ses comptes. « Nous sommes le 19 du mois et il me reste 30 francs. » Hubert dit « vivre dans une prison sans barreaux » : « J’ai fait appel à l’aide sociale, mais on me dit que je gagne trop. Le système cloche sérieux. »
Juliette, Laurence, Noémie, Hubert… Ils sont de plus en plus nombreux en Suisse à vivre comme des déclassés. En 2015, les statistiques o!icielles dénombraient 570.000 personnes sous le seuil de pauvreté, soit 7 % de la population (https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/situation-economiquesociale-population/bien-etre-pauvrete/pauvrete-et-privationsmaterielles.assetdetail.2460200.html) . Un pourcentage en constante augmentation : un demi-point de plus rien qu’entre 2014 et 2015. Le seuil de pauvreté se situait en moyenne à 2.239 francs par mois en 2015 pour une personne seule et à 3.984 francs par mois pour un ménage avec deux adultes et deux enfants de moins de 14 ans.
Et ces chiffres ne mettent en lumière qu’une partie de l’iceberg de la pauvreté dans un océan suisse réputé prospère. Le risque de tomber dans la pauvreté atteint 14 % des Suisses. Interrogé, un habitant sur quatre affirme ne plus avoir un franc en poche à la fin du mois. 37 % des Suisses sont dans l’incapacité d’épargner. (https://www.rts.ch/play/tv/temps-present/video/epargner-on-ny-arrive-plusid=9240450&station=a9e7621504c6959e35c3ecbe7f6bed0446cdf8da) D’autres s’endettent (18 % en 2013 avec au moins un arriéré de paiement) ou sont obligés de se tourner vers les o!icines d’aide publique ou les associations caritatives. Aux bureaux d’aide sociale de Genève, le nombre de dossiers déposés a doublé en dix ans.
Longtemps niée, cette réalité est en train d’émerger, comme en témoigne la récente diffusion d’émissions de débat et de reportage à la télévision aux titres évocateurs : « La Suisse, pays de pauvres (https://www.rts.ch/play/tv/infrarouge/video/lasuisse-pays-de-pauvres-?id=9192327&station=a9e7621504c6959e35c3ecbe7f6bed0446cdf8da) » « Epargner ? On n’y arrive plus » ou encore « Dans la tête d’un pauvre » (https://www.rts.ch/play/tv/magazine/video/dans-la-tete—–dun-pauvre?id=9392105&station=a9e7621504c6959e35c3ecbe7f6bed0446cdf8da)
Le plus étonnant est sans doute le cas des travailleurs modestes (« working poors »), estimés à 145.000 personnes en 2015. Il s’agit avant tout de saisonniers comme dans l’hôtellerie et la restauration ou dans de petites entreprises. Mais pas seulement. L’ONG Caritas a décortiqué dans le détail le budget d’une famille moyenne de Genève de deux adultes et deux enfants de neuf et deux ans, qui fait appel à ses services. L’homme travaille à plein temps, la femme à mi-temps : une répartition fréquente dans ce pays en retard sur l’accueil des petits enfants. Ensemble, ils gagnent 7.140 francs nets, allocations familiales comprises. Royal ? C’est méconnaître les contraintes quotidiennes de l’autre côté des Alpes. Loyer à Genève ? 2.100 francs. Primes d’assurance privée obligatoire ? 1.210 francs. Et 720 francs de crèche et de cantine, 200 d’impôts, 200 de téléphonie, 200 de frais médicaux, 140 de transports publics, 90 d’eau et électricité, 38 de redevance, 30 d’assurance responsabilité civile et, le mois décrit, 500 francs de frais d’orthodontie… Restent un peu plus de 400 francs par semaine pour manger, se vêtir, les loisirs, sans voiture et hors vacances ni épargne. La famille se trouve incapable de faire face à un imprévu de 2.500 euros comme plus d’une personne sur cinq en Suisse (21,7 % en 2015).
Deuxième PIB moyen par habitant sur le continent européen, après le Luxembourg, la Suisse est, collectivement, un pays riche où le taux de chômage dépasse à peine les 3 %. Mais cette réalité masque la montée persistante des laissés-pour-compte dans cette économie florissante. Ainsi, le nombre de chômeurs en fin de droits est en constante augmentation : 3.300 nouveaux exclus par mois, soit près de 40.000 l’an dernier. Un chi!re qui a pratiquement doublé en dix ans.
Une première explication à ce phénomène est à rechercher sur les bulletins de paie. « En 2018, la croissance devrait être de 2,3 % mais les augmentations de salaire seront maintenues dans une fourchette de 0,5 à 1 %. La redistribution de la richesse ne fonctionne pas », estime Jacques-André Maire, vice-président du syndicat Travail.Suisse. « Les six dernières années, les salaires des ouvriers de base ont augmenté de 3,7 % et ceux des cadres de direction de 17 %. L’écart se creuse, les petits revenus, qui sont constamment sur le fil du rasoir, s’enfoncent, sous le poids notamment de la flambée des tarifs des assurances-maladie. C’est une catastrophe », conclut celui qui est aussi élu à Neuchâtel, ville championne de l’aide sociale.
Parallèlement à la stagnation des salaires, le poids croissant de certaines charges contribue à la montée de la pauvreté. « Les salaires moyens ne su!isent plus. Les loyers et le coût des soins, tiré par le vieillissement de la population, ont fortement augmenté. Les familles se serrent la ceinture et viennent nous voir à la fin du mois », constate Danitza Limat, assistante sociale chez Caritas dans le canton de Vaud. « Il y a bien des prestations sociales complémentaires pour ces familles, comme des subventions pour les assurances-maladie, mais assorties de conditions strictes, précise-t-elle. Les gens viennent nous voir. En général, on les aide à soumettre les demandes, et celles-ci finissent par aboutir. L’administration est lente, mais pas sourde. Mais cela devrait être plus rapide car, en attendant, les factures s’amoncellent, puis les poursuites. »
Autre facteur, l’augmentation des ménages avec un seul revenu « car les crèches sont rares et chères, ce qui pousse les femmes à ne pas travailler quand les enfants arrivent », explique Danitza Limat. Si la Suisse affiche un taux global de près de 80 % de participation au travail des femmes entre 15 et 64 ans, celles-ci occupent également à 80 % une fonction à temps partiel. Enfin, les étrangers titulaires d’un permis de travail provisoire sont aussi de plus en plus touchés par la pauvreté. Ce permis stipule que son détenteur doit être autonome financièrement. « Or, sur les chantiers et dans le secteur des services, les personnes sont payées au lance-pierre. Elles peuvent avoir besoin d’une aide. On peut les aider à faire une demande, mais il y a des risques de perdre le permis. J’en ai été témoin deux fois déjà depuis le début de l’année », note l’assistante sociale.
« Le niveau de pauvreté en Suisse est le plus bas d’Europe, et c’est en Suisse qu’on a le plus d’aide, rétorque l’économiste Stéphane Garelli. La question n’est pas de savoir si on est dans la précarité, mais combien de temps on y reste. Le système ne doit pas être trop facile. Il faut des stratégies de sortie », ajoute ce professeur à l’International Institute for Management Development. Le taux de pauvreté étant calculé différemment dans la Confédération et dans l’Union européenne, l’Office fédéral de la statistique prend en compte les « indices de privation matérielle et de risque de pauvreté » pour comparer ses chiffres. Ainsi, en 2016, « 6,9 % de la population en Suisse était exposée à un risque de pauvreté persistant, alors que ce taux se situe à 10,5 % en Allemagne, et à 8 % en France ». Toutefois, la Confédération affiche un taux de risque de pauvreté (14,7 %) supérieur, notamment, à celui de la France (13,6 %) ou de l’Autriche (14,1 %).
Dans les banques alimentaires, la distribution des denrées a augmenté de 38 % en deux ans. Les Cartons du coeur distribuent chaque année pour plus de 2 millions de francs de nourriture. « 74 % de nos bénéficiaires sont des familles, dont 35 % monoparentales », indique Fabien Junod, chargé de la communication. Sur le site de l’association, s’affiche ce bandeau : « Arrêtez de croire qu’en Suisse on ne peut pas avoir faim. Cela pourrait arriver à n’importe qui. MÊME VOUS ! »
Car être pauvre en Suisse, c’est un peu la double peine… « Ce n’est pas dans notre éducation de demander de l’aide, explique Fabien Junod. Il y a un vrai tabou chez nous autour de la pauvreté. Pendant longtemps on pensait : ‘Tu es au chômage parce que tu le veux bien.’ Faire appel à l’aide sociale était humiliant. Mais c’est en train de changer, surtout du fait de la croissance du phénomène des travailleurs pauvres », ajoute ce bénévole
Article de Jean-Jacques Franck
Source : LesEchos.fr
Date de publication : 06.04.2018