Initiatives sur les multinationales responsables et démocratie bourgeoise

Ce 29 novembre, le rejet de l’initiative sur les multinationales responsables a semble-t-il provoqué un sursaut chez certain.e.s citoyen.ne.s. Soudain, les faiblesses du système démocratique suisse leur ont sauté aux yeux, au point de décréter que la démocratie dans notre pays serait morte1, ou même qu’il serait nécessaire de supprimer la double majorité peuple/cantons. Les propos mensongers, le chantage à l’économie ou la disproportion des moyens financiers mis dans la campagne n’ont pourtant rien de nouveau, au contraire. On pourrait même dire qu’ils sont essentiels à la bonne marche du système puisqu’ils constituent en quelque sorte la carapace de fer qui protège les intérêts bourgeois de tout excès démocratique.

La Suisse a toujours eu beau jeu de se présenter comme un parangon de « démocratie directe » : chaque possibilité d’avancée progressiste est combattue par l’éternelle menace d’une faillite de l’exceptionnalisme helvétique (« Si on donne plus de vacances, on va devenir la France »), le tout soutenu par les moyens presque illimités du patronat. Cela, partis de gauche et syndicats en sont conscients depuis bien longtemps, au point qu’ils sont constamment à la recherche de nouvelles modalités de mobilisations, parfois avec succès, comme ce fut le cas fin septembre à Genève sur la question du salaire minimum.

Dans ce cas, pourquoi un tel étonnement chez certain-e-s en cette fin novembre 2020 ? Sans doute la nature de la défaite est-elle propre à s’indigner : perdre lorsqu’on a le vote populaire avec soi est naturellement frustrant et l’on est vite tenté de railler l’archaïsme du système démocratique en vigueur. Rappelons néanmoins que la nécessité de la double majorité est constitutive de la forme démocratique qu’a prise la Suisse au 19ème siècle et qu’elle est censée garantir aux petits cantons, plus réticents à l’égard de l’Etat central, un poids conséquent dans les décisions prises à l’échelle fédérale. Cela ne signifie bien sûr pas que la règle est immuable, mais simplement que ce qui est en jeu ici est bien trop structurant pour être aboli par une simple pétition.

Plutôt que ce facteur d’ordre contingent, il semble plus intéressant de se tourner vers les secteurs de la population qui se sont particulièrement mobilisés en faveur de l’initiative pour comprendre les raisons du tollé. Il n’aura ainsi échappé à personne que peu de campagnes étiquetées « à gauche » ont bénéficié d’un soutien aussi large : ONG (d’ailleurs à l’origine du texte), regroupement d’entrepreneur.se.s « responsables », associations, comités citoyens, etc. Et à la vue des nombreux petits drapeaux orange suspendus aux balcons de quartiers pas forcément très populaires, on est en droit de supposer qu’à cette myriade de soutiens institutionnels sont encore venues s’ajouter des couches de la population relativement favorisées.

On ne penchera pas ici sur les raisons qui ont rendu une telle initiative plus désirable aux yeux d’une partie de la petite et moyenne bourgeoisie que celles, par exemple, sur le financement de l’AVS (2016) ou sur la caisse publique d’assurance maladie (2014), toutes deux défaites, évidemment. On se bornera simplement à supposer que, une fois n’est pas coutume, ces couches de la population se sont retrouvées dans le camp des floué.e.s, de celles et ceux qui fustigent l’indécence des milieux économiques et la disproportion des moyens financiers après chaque votation.

Alors, que faut-il leur crier à ceux-là ? Peut-être : qu’ils ouvrent un peu les yeux pour constater que la misère existe aussi sous leurs propres latitudes, et que consommer responsable ne sauvera probablement pas leurs âmes. Mais surtout que, si la justice leur tient tant à cœur, tout un pan de luttes seront ravies de bénéficier de leur soutien moral et matériel : défense du service public, combat antiraciste, luttes syndicales, etc. En sont-ils capables ? C’est une autre question,

1 https://www.jetdencre.ch/la-democratie-est-morte-vive-les-multinationales